Nous ajoutons, à la série des 12 dossiers « Tour du monde » du manuel de Relations économiques internationales, une étape supplémentaire, celle de l’Inde, géant démographique en plein essor. Nous profiterons de ce dossier pour mettre en pratique plusieurs éléments théoriques abordés précédemment, que ce soit dans le domaine du commerce, de la finance ou du développement économique. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur le demi-siècle qui vient de s’écouler, avant d’examiner la situation actuelle de la balance courante de l’Inde en la comparant avec celle de sa rivale et voisine, la Chine.
La stratégie de développement autocentrée (1947-1980)
Lorsque l’Inde acquiert son indépendance, en 1947, elle possède déjà un certain nombre d’atouts : une civilisation millénaire, une classe intellectuelle instruite et de multiples entreprises de taille moyenne (voir l’encadré sur Tata à la fin de ce dossier).
Comme beaucoup de pays du Tiers-Monde de l’époque postcoloniale, l’Inde se dote d’une politique de développement d’inspiration radicale. L’État y joue un rôle majeur sur deux plans. D’une part, il prend le contrôle de nombreuses entreprises jugées essentielles (transports, mines, avionnerie, armement). D’autre part, il réglemente la production, le commerce et le marché du travail. L’État opte notamment pour la stratégie de substitution des importations, qui s’avère alors relativement efficace dans le développement de l’industrie nationale indienne. La taille énorme du marché intérieur — la population de l’Inde suit d’assez près celle de la Chine — joue d’ailleurs en faveur d’une telle stratégie. Après avoir procédé à une réforme agraire très attendue mais relativement modeste, l’État indien donne résolument la priorité à l’industrie, notamment à l’industrie lourde.
Si les Chinois considèrent souvent leur pays comme « l’empire du Milieu », les Indiens surnomment parfois le leur « l’empire du permis ».
Le protectionnisme qui sous-tend le développement autocentré de l’Inde se traduit par des droits de douane considérables, de multiples quotas, des licences d’importation difficiles à obtenir, et une sévère limitation des investissements étrangers. La bureaucratie indienne, omniprésente dans l’ensemble de l’économie, est particulièrement tatillonne lorsqu’il s’agit d’importer du matériel étranger, ce qui finit par nuire à la modernisation des entreprises de pointe.
Dans les années 1960 et 1970 (voir la figure 13.1), l’Inde semble connaître des taux de croissance respectables. Cependant, le modèle de développement choisi par le pays commence déjà à dévoiler quelques faiblesses. Non seulement la croissance se montre capricieuse, mais elle est souvent insuffisante pour faire augmenter le niveau de vie moyen de la population, qui continue de croître à un rythme soutenu (elle passe de 448 à 700 millions entre 1960 et 1980).
L’économie indienne connaît trois récessions majeures entre 1960 et 1980. Étant donné que la production agricole constitue alors plus de 40 % du PIB et emploie plus de 80 % de la population active, les caprices du climat et des moussons menacent sans cesse les progrès de l’économie (notamment après les récoltes catastrophiques de 1965 et 1979).
Pour mieux faire ressortir les grandes tendances de la croissance indienne pendant le demi-siècle passé, nous avons calculé les taux de croissance décennaux (voir la figure 13.2). Cette fois, plus de doute, la progression du niveau de vie moyen de la population demeure très modeste dans les années 1960, pour devenir presque nulle dans la décennie suivante. Or, plus de 30 ans après l’indépendance, le peuple indien se montre de plus en plus impatient. L’Inde est mûre pour un changement de stratégie économique.
Les réformes (1980-2000)
Le parti du Congrès, qui domine la vie politique de l’Inde depuis l’indépendance, mesure alors l’impasse dans laquelle l’économie indienne risque de s’engager. Dès 1980, quelques timides réformes sont mises en place, dans le but de réduire la bureaucratie et les contrôles sur l’entreprise privée.
Le soutien massif de l’État à la demande globale stimule la croissance, mais se traduit par un lourd déficit des finances publiques et de la balance commerciale. Une telle politique n’étant pas soutenable à long terme, le parti du Congrès décide, au début des années 1990, d’entreprendre des réformes plus radicales. Les pressions sont d’autant plus fortes que la dette extérieure s’est mise à grimper dangereusement (le ratio Service de la dette/Exportations tourne autour de 45 % entre 1986 et 1991) et que l’environnement mondial est en pleine mutation : le bloc soviétique est en train de s’effondrer pendant que la Chine amorce son fulgurant décollage économique.
En 1991, le portefeuille de l’économie est confié à Manmohan Singh. Celui-ci commence par prendre les mesures habituelles en situation de crise financière : coupes budgétaires, relèvement des taux d’intérêt, dévaluation de la roupie. Le but immédiat est de réduire les importations, et de redresser ainsi la balance commerciale, en imposant une pénible cure d’austérité à la population. Les réformes ne s’arrêtent heureusement pas là : la réglementation est considérablement assouplie, un certain nombre de sociétés d’État sont privatisées, le protectionnisme est abandonné, et les investissements étrangers sont de nouveau les bienvenus sous certaines conditions. Le gouvernement indien ne renonce pas pour autant à ses responsabilités : il garde la mainmise sur les entreprises industrielles jugées stratégiques et il contraint les investisseurs étrangers à établir des partenariats avec les entreprises indiennes.
Les résultats des réformes sont convaincants. Si l’on se réfère à nouveau à la figure 13.2 , on constate que le PIB par habitant augmente de façon soutenue à partir de 1980, et que la tendance va en s’améliorant par la suite. Un second coup d’œil à la figure 13.1 montre par ailleurs que la croissance se fait plus régulière, et que les dégringolades périodiques du niveau de vie moyen sont désormais chose du passé.
Toutefois, de nombreux blocages se dressent encore sur la route du développement économique de l’Inde. Les infrastructures routières, ferroviaires et portuaires sont insuffisantes, l’approvisionnement en électricité manque de fiabilité, la bureaucratie demeure encore trop lourde malgré les réformes, et l’État peine à accroître ses recettes fiscales. Par ailleurs, après un décollage spectaculaire dans les années 1960 et les décennies suivantes, l’agriculture marque le pas, ce qui met un point d’arrêt à la croissance des revenus d’une bonne proportion de la population.
Agriculture ou industrie… ou services?
En 1960, l’Inde est encore un pays très agricole, mais contrairement à bon nombre de pays du Tiers-Monde, la taille de son industrie est déjà substantielle (voir la figure 13.3). Cinquante ans plus tard, non seulement la part de l’industrie a dépassé celle de l’agriculture dans la production, mais les services ont aussi fait une percée. Alors que la Chine est devenue « l’usine du monde », l’Inde excelle dans la production de services mondialisés.
La troisième partie de la figure 13.3 (Emploi) nous montre que si l’importance relative de la production agricole a largement diminué pendant ce demi-siècle, l’agriculture occupe encore plus de la moitié de la population active. Par ailleurs, comme nous avons déjà pu le constater pour d’autres pays, la productivité agricole est nettement inférieure à la moyenne, puisqu’en 2010, 51,1 % des travailleurs ne produisent que 17,7 % du PIB. Fait inusité, le secteur des services bat de très loin le secteur de l’industrie en matière de productivité (26,5 % des travailleurs produisent 55,1 % du PIB), ce qui confirme la modernité et la qualité des services produits en Inde.
La Révolution verte
Il faut ici dire quelques mots de la « Révolution verte » qui, après avoir vu le jour au Mexique dans les années 1950, a connu ses heures de gloire en Inde dans les années 1960. Jusque-là, la productivité des terres agricoles des pays sous-développés ne différait guère de celle que l’on pouvait observer depuis des siècles, voire des millénaires.
L’introduction de nouvelles variétés de blé, de riz ou de maïs, combinée à l’utilisation massive d’engrais, d’herbicides, de pesticides et d’eau, fit rapidement augmenter la production agricole des pays en développement et reculer l’insécurité alimentaire. Selon la FAO, la production des principales cultures a crû de 250 % dans les pays en développement entre 1961 et 2009 (contre 75 % pour les pays développés) et la proportion de personnes sous-alimentées dans les pays en développement est tombée de 34 % en 1969 à 16 % en 2010.
La Révolution verte possède aussi son revers de la médaille, puisqu’elle s’est traduite par une uniformité génétique, une pollution des sols et des cours d’eau, un pompage excessif des nappes souterraines et des émissions importantes de gaz à effet de serre. Dans les années 1960-2010, il fallait parer au plus pressé et faire échec aux famines encore menaçantes; désormais, l’accroissement de la productivité doit se faire de concert avec la sauvegarde de l’environnement.
Pour plus d’information sur l’avenir agricole du Tiers-Monde, on pourra consulter la publication de la FAO intitulée Produire avec moins et préfacée par M. S. Swaminathan, père de la Révolution verte en Inde.
Une balance commerciale largement déficitaire
Contrairement à celle de la Chine, la balance commerciale de l’Inde est très largement déficitaire (voir le tableau 13.1). Par contre, c’est l’inverse qui se produit pour la balance des services, quoique le surplus de l’Inde à cet égard ne semble pas énorme. La présence de nombreuses entreprises étrangères en Chine et en Inde explique l’importance des paiements de services, puisque ces entreprises font naturellement appel à des brevets, à des expertises, et à d’autres services produits dans leur pays d’origine. Malgré tout, l’Inde réussit à dégager un léger surplus de sa balance des services, ce qui n’est pas une mince performance pour un pays en voie de développement. Par ailleurs, les entreprises étrangères rapatrient une bonne partie de leurs profits, ce qui explique le déficit de la balance des revenus de placements de l’Inde comme de la Chine.
L’Inde et la Chine, qui comptent de nombreux expatriés, se retrouvent avec un net surplus de leur balance des transferts courants. Toutefois, ce surplus joue un rôle bien plus important dans la balance courante de l’Inde que dans celle de la Chine.
Au total, l’Inde se retrouve avec un déficit, presque chronique, de sa balance courante. Ce déficit est généralement compensé par l’entrée de capitaux provenant d’investisseurs étrangers et de la diaspora indienne, mais il pourrait devenir problématique à la longue. La Chine, qui reçoit aussi beaucoup de capitaux extérieurs, a pourtant une balance courante très excédentaire, ce qui implique un accroissement continu et presque démesuré de sa réserve de devises.
Le commerce extérieur de la Chine pèse beaucoup plus lourd en valeur absolue que celui de l’Inde (comparer les parties A et B du tableau 13.1). Cela s’explique en bonne partie par le fait que le PIB chinois est 3,5 fois plus élevé que le PIB indien. Il n’en demeure pas moins que le coefficient d’ouverture de la Chine dépasse sensiblement celui de l’Inde.
Malgré tous les problèmes évoqués dans ce dossier, l’Inde semble bien partie pour devenir, tout comme la Chine, un des géants de l’économie mondiale.
Le groupe Tata, puissant conglomérat indien
La compagnie Tata Motors s’est rendue mondialement célèbre lors du lancement de sa voiture Nano, en 2009, au prix imbattable de 2500 $. Cette modeste somme n’empêche pas l’entreprise d’être rentable, puisque ses profits étaient, en 2011-2012, de 2,8 milliards de dollars, pour un chiffre d’affaires de 34,6 milliards.
La famille Tata est d’origine Parsi (Perses zoroastriens réfugiés en Inde, dans la région de Mumbai, au moment de la conquête musulmane, il y a plus de 1000 ans). Au milieu du XIXe siècle, les premiers Tata se lancent dans l’industrie textile. Au début du XXe siècle, ils deviennent producteurs d’acier, puis de trains. Parallèlement, le groupe Tata se diversifie dans le secteur des services (hôtellerie, transport aérien, puis informatique).
Après les réformes entreprises par le ministre indien de l’Économie, Manmohan Singh (1991), le groupe Tata relève résolument le défi de la mondialisation. Son processus d’acquisition des technologies modernes se fait, tout naturellement, selon deux axes :
• Rachat d’entreprises étrangères (En 2004, Tata, alors surtout fabricant d’acier et de trains, rachète la division Camions de la coréenne Daewoo.)
• Accords de coopération (En 2007, Tata s’associe avec l’italienne Fiat pour construire des automobiles sur le territoire indien.)
Le groupe Tata demeure un acteur de premier plan dans le secteur mondial de l’acier, qui est d’ailleurs dominé par une autre multinationale indienne, le groupe ArcelorMitall (94,4 milliards de chiffre d’affaires pour ArcelorMittal, et 27,7 pour Tata Steel, en 2011-2012).
Note : Les données sur les chiffres d’affaires et les profits cités dans cet encadré sont tirés de Fortune Global 500.
Note : Tous les chiffres cités dans ce dossier sans précision explicite de la source proviennent de la base de données IDM de la Banque mondiale.
Définitions
Radicale
Selon le courant radical, seule une intervention appropriée de l’État peut venir à bout de certains problèmes économiques. Selon le courant libéral, ce but ne peut être atteint que par le respect des mécanismes du marché (offre et demande).
Substitution des importations
Politique qui consiste à encourager la production sur place des produits habituellement importés par un pays en développement. Ce type d’industrialisation donne généralement des effets immédiats (le marché existe déjà), mais son effet d’entraînement à plus long terme sur l’ensemble de l’économie est limité.
Développement autocentré
Stratégie de développement économique qui s’appuie sur les entreprises, le savoir-faire, l’épargne et le marché locaux, à l’abri du parapluie protectionniste.
Licence d’importation
Permis administratif délivré à un importateur. Parfois, les licences d’importation sont si difficiles à obtenir qu’elles servent en réalité de barrières protectionnistes déguisées.
Demande globale
Ensemble de la demande de produits finis à l’échelle d’un pays ou d’un territoire. La demande globale est composée de la consommation (achats des ménages), de l’investissement (achats des entreprises et, dans une moindre mesure, de l’État), des services publics et des exportations nettes (achats des pays étrangers moins les importations). La demande globale a une influence déterminante sur le niveau de production à court terme.
Service de la dette
Le service de la dette représente le paiement des intérêts et le remboursement du capital arrivé à échéance. Dans le cas d’une dette extérieure, le poids de la dette est mesuré par le ratio du service de la dette, c’est-à-dire le rapport entre le service de la dette (le montant de devises à rembourser) et les exportations (les recettes de devises).
Balance des revenus de placements
La balance des revenus de placements regroupe les intérêts et les dividendes versés aux étrangers et ceux reçus par les résidants.
Coefficient d’ouverture
Rapport mesurant le degré de dépendance d’une économie envers le marché international. Le coefficient d’exportation est égal au montant des exportations divisé par le PIB. Le coefficient d’importation est égal au montant des importations divisé par le PIB. Le coefficient d’ouverture est égal à la moyenne des deux coefficients précédents.