Relations économiques internationales (5e édition)
Renaud Bouret - Éditions Chenelière Éducation

 

Une zone euro à deux vitesses

 

Le 24 mai 2018, la coalition eurosceptique sortie vainqueur des urnes italiennes présente son gouvernement au président de la République, Sergio Mattarella. Simple formalité, compte tenu de la constitution. Trois jours plus tard, le président, farouche partisan de l’euro, en décide autrement et charge le Parti démocrate, grand perdant des élections, de former un nouveau cabinet sous la direction de Carlo Cotarelli, ancien cadre du FMI surnommé en Italie « signor forbici » (monsieur ciseaux).

« Les marchés vont apprendre aux Italiens à bien voter. » (Günther Oettinger, commissaire européen au budget, 29 mai 2018)

Comme ce fut le cas lors de la crise grecque (2015), les dirigeants de l’Union européenne (UE) et la grande presse allemande ne se gênent pas pour traiter leurs « frères » italiens de tous les noms : dépensiers, irresponsables, nonchalants et autres qualificatifs encore plus disgracieux. Nous ne nous engagerons pas dans cette voie, d’autant plus que notre propre grand-mère était elle-même une Italienne économe, prévoyante et infatigable. Pour y voir plus clair dans cette affaire, nous examinerons plutôt, comme à notre habitude, quelques chiffres clés.

Dans un article précédent, nous avions déjà analysé les effets pervers des taux de change fixes sur l’équilibre des balances commerciales. Après l’introduction de l’euro (en 2002), la balance commerciale française s’était systématiquement détériorée, tandis que sa contrepartie allemande connaissait des surplus records. Pour rétablir l’équilibre, il aurait fallu que la France dévalue sa devise, et que l’Allemagne réévalue la sienne (le FMI, dans son rapport du 28 juillet 2017, donnait d’ailleurs des chiffres précis à cet égard : la devise française était surévaluée de 11 % et la devise allemande était sous-évaluée de 15 %). La présence de l’euro, monnaie commune aux deux pays, empêchait ce réajustement naturel et étouffait progressivement l’industrie et l’agriculture françaises. Or, ce même rapport du FMI démontrait que l’Italie se trouvait à peu près dans la même position que la France, avec une devise surévaluée de 9 %.

Si les électeurs ne lisent pas les rapports du FMI, ils n’en subissent pas moins, dans leur vie quotidienne, les contrecoups des dérèglements monétaires et financiers. Malgré les sacrifices et les années d’austérité qu’ils ont déjà endurés, la crise économique paraît interminable à bien des Italiens, en commençant par les plus modestes. Ont-ils vraiment des raisons de se plaindre? Nos lecteurs en décideront à la lecture du graphique suivant.

À partir de 2002, fait inusité depuis la Deuxième Guerre mondiale, le niveau de vie de la population italienne n’a cessé de se détériorer (baisse annuelle moyenne de 0,5 %). La crise de 2008 n’a fait qu’amplifier le phénomène (baisse annuelle moyenne de 1,13 % au cours des 8 dernières années disponibles). Il ne faut pas oublier que, avant l’entrée en vigueur de l’euro, l’Italie connaissait une croissance appréciable, et que son industrie se classait deuxième en Europe, immédiatement après l’Allemagne. En passant, on note que les Grecs, sous la tutelle des médecins de l’Union européenne et de leurs ordonnances, connaissent une situation carrément dramatique. En général, les pays du « Club Med » végètent, tandis que l’Allemagne continue à tirer son épingle du jeu. Ce recul du PIB réel par habitant se traduit tout naturellement par des taux de chômage records (autour de 40 à 50 %) pour les jeunes d’Italie, d’Espagne ou de Grèce.

Pour bien prendre la mesure du problème, supposons que la tendance observée entre 2008 et 2016 se prolonge sur toute une génération (25 ans) : les Allemands verraient leur niveau de vie augmenter de 28 %, tandis que celui des Italiens baisserait de 25 %, et celui des Grecs de 58 %, alors que le PIB par habitant de ces trois pays membres de l’UE avait tendance à converger avant l’introduction de l’euro.

Une crise non soignée se termine toujours par une débâcle douloureuse. Jusqu’à présent, la Banque centrale européenne a réussi à neutraliser les conséquences financières des déséquilibres commerciaux (par l’artifice du Target 2) et à enrayer la hausse des taux d’intérêt (par le rachat massif d’obligations). Non seulement de telles mesures conjoncturelles n’ont jamais pu résoudre des problèmes de nature structurelle, mais elles ne peuvent qu’accroître les risques d’insolvabilité à long terme.

Renaud Bouret
(Mai 2018)

 

Notes méthodologiques

Pour construire notre graphique, nous avons d’abord extrait les PIB par habitant de la base de données de la Banque mondiale (quatre premières colonnes de chiffres). Nous avons ensuite calculé les indices de variations correspondants (deux dernières colonnes du tableau). On constate par exemple que le PIB réel par habitant de l’Allemagne a été multiplié par 1,082 entre 2008 et 2016, soit une hausse de 8,2 % en l’espace de 8 ans (car 34 615/31 988 = 1,082). L’indice de l’Italie, pour la même période, est de 0,913, soit une baisse de 8,7 %.

PIB par habitant (unités de devises locales constantes)
  2000 2002 2008 2016 2016/2002 2016/2008
Allemagne 28 691 29 079 31 988 34 615 1,190 1,082
Espagne 21 394 22 414 24 390 23 788 1,061 0,975
France 29 086 29 553 31 369 31 724 1,073 1,011
Grèce 17 574 18 850 22 557 17 139 0,909 0,760
Italie 27 318 27 814 28 379 25 912 0,932 0,913
Canada 44 955 46 238 49 974 51 928 1,123 1,039
États-Unis 45 056 45 429 49 365 52 364 1,153 1,061
Russie 243 720 270 663 416 398 423 520 1,565 1,017
Source : Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde.
Dernière mise à jour : 2018-05-21

 

Pour obtenir le taux de croissance annuel moyen de l’Allemagne entre 2008 et 2016, nous avons utilisé la formule suivante : (1,082)(1/8) = 1,010, ce qui nous donne une hausse de 1,0 % par an. (NB : Tous les calculs ayant été effectués directement dans le chiffrier, notre graphique donne des résultats légèrement plus précis.)

Pour calculer la tendance sur 25 ans, nous avons utilisé un calcul similaire : 1,010(25) = 1,28, soit une hausse de 28 % en 25 ans.

Le rapport du FMI précise que le taux de change de l’Allemagne est sous-évalué de 15 %, tandis que celui de l’Italie est surévalué de 9 %. Qu’en est-il de la distorsion globale entre ces deux taux de change? Si chacun des deux pays possédait sa propre devise, l’euro allemand devrait grimper de 1 à 1,15, et l’euro italien descendre de 1 à 0,91. L’écart total entre les taux se calcule ainsi : 1,15/0,91 = 1,264, soit un écart de 26,4 %. Ici, cependant, il ne s’agit que d’estimations, aussi le degré de précision est-il secondaire.