Au cours de ce chapitre, nous avons abordé les principaux fondements et la mécanique de base du marché des changes. Nous pénétrons maintenant dans l’univers concret des mystérieux cambistes, qui passent leur jeunesse à jongler avec les millions des autres et à traiter avec des experts de nombreux pays.
Le courtier est un intermédiaire entre acheteur et vendeur dans les transactions financières ou immobilières.
Le change de devises est rarement une fin en soi. Pour les entreprises, le change permet d’obtenir les devises qui leur manquent (pour importer) ou de se débarrasser des devises excédentaires (obtenues en exportant). Étant donné que les dépenses encourues par les entreprises qui se livrent au commerce ne sont pas synchronisées avec leurs recettes, ces opérations de change s’accompagnent en fait d’opérations de financement : je produis maintenant (je dois emprunter de l’argent) et le client étranger me paiera plus tard (on lui prête). Pour les institutions financières comme les caisses de retraite, le côté « trésorerie » est encore plus évident : il s’agit d’acheter des titres étrangers (prêter de l’argent) ou d’en vendre (emprunter). Les échanges de titres se font alors par l’intermédiaire de courtiers. On peut donc dire que le change de devises est très souvent une banale opération de trésorerie dans laquelle sont impliquées deux monnaies différentes.
Le cambiste spot (ou trader) effectue les opérations de change proprement dites (pour le compte de sa banque), en traitant avec des collègues ou des courtiers partout dans le monde.
Lorsque les entreprises ou les institutions financières ont besoin de changer des devises, elles s’adressent aux cambistes commerciaux des banques, spécialisés dans les opérations de financement. Ceux-ci se tournent alors vers les cambistes spot (ou traders, ou cambistes au sens propre), qui s’occuperont du change proprement dit. Ce sont les cambistes spot qui vendent et achètent les devises pour le compte des cambistes commerciaux, en traitant avec leurs collègues traders ou avec des courtiers partout dans le monde.
Les cambistes disposent, en temps réel, grâce aux différents réseaux informatiques, de toute l’information nécessaire sur les taux de change et les volumes des transactions de devises. Cela leur permet de déterminer leur propre fourchette (ou spread) de taux et d’être prêts à répondre instantanément à toute demande de leurs collègues. Pour faciliter les choses, les cambistes sont le plus souvent spécialisés dans une paire de devises. Prenons comme exemple le couple EUR/USD (euro/dollar) avec une fourchette qu’un cambiste vient de fixer à 1,1435/1,1425 EUR pour 1 USD. Le téléphone sonne et un autre cambiste l’interroge : 10 millions de USD contre des EUR c’est combien? Réponse : 10 dol à 35-25 (sous-entendu : je vends 10 millions de dollars à 1,435 et je les achète à 1,425). C’est maintenant au second cambiste de prendre une décision.
Lequel des deux est en position de force sur ce marché à la fois courtois et féroce? Le premier cambiste a l’avantage d’être sollicité (il se situe donc du bon côté de la fourchette). Par contre, il ignore le sens de la transaction (son partenaire désire-t-il acheter ou vendre?) et c’est lui qui dévoile son jeu (en fournissant les taux).
Le second cambiste réfléchit une demi-seconde, trouve le taux raisonnable compte tenu des toutes dernières informations qu’il a en main, et annonce : d’accord, je te vends 10 dol à 25. Le transfert de devises proprement dit se fera normalement deux jours ouvrables plus tard (J +2), sinon il faudra tenir compte des écarts de taux d’intérêt, comme nous l’avons vu plus haut dans ce chapitre, pour le change à terme (cela est vrai même si l’opération est avancée à J +0 ou J +1). La transaction sera confirmée par écrit et transmise aux banques respectives pour vérification.
En hésitant à accepter immédiatement, le second cambiste aurait pris un risque. Si jamais il avait été forcé de revenir vers le premier cambiste, il aurait été en position de faiblesse. Pensez à l’individu qui claque la porte d’un magasin sans acheter pour s’apercevoir que les prix sont encore plus élevés chez les concurrents. Le voilà qui revient penaud dans le premier magasin avec une force de négociation bien amoindrie. Le premier cambiste, de son côté, fait face à un risque similaire s’il ne donne pas son accord immédiatement. Il se peut que, après qu’il a eu fixé sa fourchette, le taux de change ait évolué défavorablement, à son insu, d’où l’appel du second cambiste qui, lui, venait juste d’être tuyauté. Le premier cambiste reste alors « collé » avec ses 10 millions de dollars, qu’il ne pourra revendre qu’avec perte : une bien mauvaise façon d’être récompensé de son travail!
Comme dans tous les métiers, il y a des cambistes plus respectés que d’autres. Parmi les qualités appréciées : le respect de la parole (on ne revient pas sur un engagement oral, même si les taux tournent à la catastrophe), la réciprocité des cotations (si tu m’interroges sur ma fourchette, tu dois être prêt à me rendre la pareille sur un autre couple de devises) et la transparence (si l’autre fait une étourderie manifeste, on ne cherche pas à en profiter). Mais la plus grande qualité est d’être capable d’offrir une fourchette étroite. Pas besoin d’être un génie pour offrir la fourchette 1,1330/1,1430 : on ne risque pas grand-chose, à part éloigner les partenaires. C’est un peu le même principe que lorsqu’un commerçant augmente ses marges de profits à tel point qu’il finit par faire fuir sa clientèle et même par passer pour un voleur.
Plusieurs facteurs influencent l’ampleur de la fourchette. Lorsque le marché est incertain, la fourchette tend à s’étendre. Elle est également plus large pour des couples de devises peu utilisés comme CAD/JPY (dollar canadien/yen) comparé à USD/JPY. Un cambiste pourra aussi déplacer sa fourchette lorsqu’il prévoira une tendance du marché, à la suite d’informations de nature économique ou financière qu’il aura obtenues. Il attirera alors de nouveaux partenaires en dévoilant clairement ses cartes.
Comme nous l’avons déjà vu, les cambistes doivent régulièrement fermer leur position. Comme ils jouent le rôle d’intermédiaires entre acheteurs et vendeurs, une bonne partie de leurs transactions de change s’annulent d’elles-mêmes, mais il se peut aussi qu’ils accumulent des excédents de certaines devises. Il serait trop risqué de conserver trop longtemps ces excédents, c’est pourquoi un bon cambiste est aussi celui qui sait prendre ses pertes (c’est le même principe qu’à la Bourse).
Certains cambistes sont spécialisés dans les opérations au comptant, alors que d’autres le sont dans les opérations de change à terme, de swap, etc. Nous avons déjà examiné le principe de toutes ces opérations plus haut dans ce chapitre, mais voyons en quoi cela modifie le travail des cambistes. Dans le cas du marché à terme, les cambistes proposent également une fourchette, mais celle-ci est décalée pour tenir compte des différences de taux d’intérêt dans les deux pays concernés.
Les transactions de change ressemblent beaucoup à des opérations de trésorerie (prêt-emprunt).
Regardons le swap de plus près. Apparemment, il s’agit d’un simple troc de devises : je t’échange 10 millions d’euros contre des dollars et dans trois mois on fait l’échange inverse. En pratique, la phrase précédente signifie : je te prête 10 millions d’euros (en tenant compte des taux d’intérêt européens) et je t’emprunte un montant équivalent en dollars (en tenant compte des taux d’intérêt en vigueur aux États-Unis). La transaction ressemble à un double change à terme, et elle nous montre le lien étroit entre le marché des changes proprement dit et les opérations de financement (telles que les traditionnels prêts et emprunts bancaires, par exemple).
La particularité du swap vient du fait qu’il élimine le risque de contrepartie. Si mon partenaire me fait défaut d’ici trois mois et refuse de me rendre mes euros, eh bien, je garderai ses dollars. Mon risque se limite aux variations défavorables du taux de change, alors que, dans le change à terme, je risquais de tout perdre. C’est pourquoi la fourchette des swaps est beaucoup plus étroite que celle du change à terme, tout en étant influencée de la même façon par les différentiels de taux d’intérêt. Les swaps sont d’ailleurs cotés directement sur le marché, un peu comme un titre, ce qui augmente encore leur compétitivité.
Nous n’avons fait qu’effleurer le travail des cambistes, mais l’essentiel a été dit. Une bonne logique, une solide personnalité, des connaissances variées (économie, finance, comptabilité, droit, probabilités, arithmétique et même psychologie) pourraient faire de vous le candidat ou la candidate idéals.
© Supplément à Relations économiques internationales, 4e édition, Renaud Bouret, Éditions Chenelière Éducation, Montréal