Les problèmes pratiques des unions douanières




 

Le tarif extérieur commun

L’harmonisation des tarifs douaniers des pays qui s’associent dans le cadre d’une union douanière nécessite des négociations complexes.

Au moment de l’entrée en vigueur d’une union douanière, les pays membres doivent harmoniser des centaines de tarifs. Malgré sa complexité, il est essentiel que ce problème soit résolu de façon équitable. Pour mieux comprendre, prenons par exemple le cas des six pays de la CEE, avant le traité de Rome. Supposons que le tarif pour l’importation d’ascenseurs est de 20 % en Italie et en France, de 10 % au Benelux (le Benelux, composé de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg, était déjà une union douanière depuis 1948) et de 10 % en Allemagne. Au cours des négociations pour mettre sur pied une union douanière, on peut se contenter de faire la moyenne arithmétique et d’établir le nouveau tarif à 15 %. Il est important de comprendre ici que le tarif commun ne peut être plus élevé (en moyenne) que l’ancien tarif, sinon le GATT sera saisi de la question. Le nouveau tarif ne peut non plus être inférieur à ce qu’il était auparavant : les pays de l’union douanière feraient là une concession gratuite, sans rien obtenir en retour.

Comment peut-on satisfaire tous les membres au moment de la mise en place d’une union douanière?

Il est toutefois plus logique d’utiliser une moyenne pondérée pour calculer le tarif commun. Si l’Allemagne importe trois fois plus d’ascenseurs que ne le fait l’Italie, son tarif de 10 % devrait avoir plus de poids que celui de l’Italie. (On ne compte bien sûr que les ascenseurs provenant de l’extérieur de l’union douanière.) Mais qu’est-ce qui nous permet de croire que l’Italie n’achèterait pas plus d’ascenseurs aux États-Unis si ses tarifs étaient équivalents à ceux de l’Allemagne? Idéalement, les pondérations devraient correspondre aux importations théoriques s’il y avait un libre-échange. Malheureusement, on ne dispose pas de ces chiffres. Le concept d’élasticité de la demande pourrait aider à les évaluer, mais les coûts de la recherche économétrique seraient élevés. Si l’on a observé, par exemple, qu’une baisse de prix de 10 % des ascenseurs se traduit normalement par une hausse de 15 % des quantités demandées, il est possible de calculer quelles seraient les importations d’ascenseurs en l’absence d’une taxe de douane.

Soulignons un dernier problème, celui de la perception des tarifs. On pourrait se contenter de dire que le montant de la taxe doit être versé au pays par lequel est entré le produit. Or, de nombreux produits transitent par Rotterdam ou Anvers avant de se diriger vers l’Allemagne, qui est moins gâtée par la nature quant aux ports maritimes. Les Pays-Bas et la Belgique se rempliraient alors les poches au détriment de l’Allemagne. Il faudrait établir une formule équitable, mais comment suivre tous ces produits à la trace? Enfin, quelle qu’elle soit, la formule ne doit pas être trop coûteuse sur le plan administratif (douaniers et fonctionnaires).

Toutes ces considérations montrent la complexité des accords douaniers. Il y a une multitude de facteurs à considérer et de points à négocier. Les modèles économiques sont d’une grande utilité lors de l’élaboration des règles. Mais ces dernières doivent rester simples et faciles à appliquer.

 

Les gains et les pertes de l’union douanière

Il est généralement admis que le libre-échange est bénéfique à tous les pays, du moins en théorie. La loi des avantages comparatifs de Ricardo est là pour le prouver. Pendant longtemps, on a appliqué le même raisonnement aux unions douanières. On y voyait une forme de libre-échange, et donc un pas vers une meilleure affectation des ressources et une plus grande productivité mondiale. Viner publia en 1950 un livre dans lequel il mit en évidence l’ambivalence de l’union économique : celle-ci accroît aussi bien le libre-échange (entre les membres) que le protectionnisme (avec le reste du monde). Le résultat net n’est pas nécessairement positif.

L’union douanière peut être interprétée à la fois comme un pas vers la libéralisation du commerce (à l’intérieur de la zone) et comme un pas vers le protectionnisme (face au reste du monde).

Prenons un exemple basé sur le concept des « avantages comparatifs ». Supposons que le vin coûte deux fois plus cher que la bière en fût en France et qu’il coûte trois fois plus cher que la bière en fût en Allemagne. On pourrait dire également que la bière en fût est deux fois moins chère que le vin en France, alors qu’en Allemagne elle est trois fois moins chère. Bref, si les Allemands pouvaient acheter du vin en France et les Français de la bière en fût en Allemagne, les ressources seraient mieux utilisées, les prix baisseraient et la productivité augmenterait. Mais, au départ, le protectionnisme en vigueur empêche les consommateurs de s’approvisionner librement à l’étranger. L’union douanière, par l’abolition des tarifs intérieurs, aurait donc un effet positif sur la production mondiale. Les pays se spécialiseraient conformément à leurs avantages comparatifs. Il y aurait création d’échanges commerciaux, grâce à l’union douanière (voir la figure 4.1).

Avant l’union douanière, c’est le prix mondial (avec tarif) qui s’impose sur le marché français. À ce prix de 40 $, la demande française de bière en fût est de 100 unités, dont 60 sont produites sur place et 40 sont importées (point E1). Avec l’entrée de l’Allemagne dans l’union douanière et l’abolition du tarif qui frappait sa bière, le nouveau prix du marché est de 30 $. La demande française passe de 100 unités à 120 unités, dont 40 sont produites sur place et 80 sont importées d’Allemagne (point E2). Le même phénomène a des chances de se reproduire en sens inverse pour le vin français. En France, les pertes subies par les brasseurs seront largement compensées par les gains des viticulteurs. Chaque pays se spécialise dans le produit où son coût de production est plus faible que celui de son partenaire. L’union douanière aura permis la création d’échanges nouveaux, basés sur une meilleure utilisation des ressources mondiales.

L’Allemagne constitue le futur partenaire de la France, tandis que le Canada représente le monde extérieur. Avant l’union douanière, c’est le prix canadien du bois (avec tarif) qui s’impose sur le marché français. À ce prix de 40 $, la demande française est de 100 unités (point E1), dont 60 sont produites sur place et 40 sont importées du Canada. Avec l’entrée de l’Allemagne dans l’union douanière et l’abolition du tarif qui frappait son bois, le nouveau prix du marché est de 30 $ (point E2). La demande française passe de 100 unités à 120 unités, dont 80 sont importées d’Allemagne et 40 sont produites localement. Le Canada, même s’il est efficace, a été exclu du marché par l’Allemagne, car cette dernière n’a plus à subir de tarif. La France a remplacé les 40 unités qu’elle importait du Canada (pays aux coûts plus faibles) en les achetant maintenant en Allemagne (pays aux coûts plus élevés). L’union douanière a détourné le cours normal des échanges.

Considérons maintenant le cas suivant. Cette fois, la France importe son bois du Canada. Le lot de bois produit localement se vend en effet 50 $ en France, 20 $ au Canada et 30 $ en Allemagne. Disons également que la France est protectionniste et impose un tarif de 100 % sur le bois étranger. Le bois canadien demeure concurrentiel : même avec le tarif (son prix passe alors à 40 $), il est encore moins cher que le bois français (50 $) et le bois allemand (60 $ avec la taxe). À présent, la France et l’Allemagne forment une union douanière et abolissent les tarifs entre eux. Le bois allemand devient plus intéressant que le bois canadien, encore taxé (30 $ contre 40 $). La France se met à importer son bois de l’Allemagne, qui est pourtant moins efficace que le Canada. L’union économique a eu un effet négatif sur la production mondiale : celle-ci baisse du fait d’une moins bonne affectation des ressources productives. L’union douanière a été à la source d’un détournement des échanges commerciaux (voir la figure 4.2).

 

Les effets à long terme de l’union douanière

Même si l’union douanière peut être considérée comme un mélange de libéralisation (entre ses membres) et de protectionnisme (vis-à-vis de l’extérieur) et que les gains de productivité ne sont pas toujours évidents, il reste que la création d’un grand marché unifié peut provoquer des changements bénéfiques à long terme. La concurrence y est accrue, l’investissement et la recherche sont stimulés et les économies d’échelle deviennent possibles, ce qui s’avère de plus en plus important dans de nombreux domaines de haute technologie.

La compagnie Alcan détient presque le monopole de la production d’aluminium au Canada. Avec le libre-échange entre le Canada et les États-Unis, Alcan se trouve soudain en concurrence avec Alcoa, Reynolds et Kaiser. La concurrence qui existait déjà entre ces compagnies est accrue. Alcan est forcée d’innover à un rythme plus soutenu, car elle ne bénéficie plus de l’abri du protectionnisme. Disons cependant que ce cas est plus complexe qu’il n’en a l’air, car Alcan exportait déjà la majorité de sa production, et le coût de l’électricité québécoise joue et jouera un rôle essentiel dans le prix de l’aluminium.

 

Les unions douanières dans les pays en développement

Certains petits pays sous-développés peuvent surmonter leurs handicaps en s’associant dans une union douanière : ils y trouveront un marché à la fois élargi (à l’intérieur de l’union) et protégé (face au reste du monde).

La politique d’industrialisation par substitution des importations a souvent été l’une des voies du développement économique, notamment en Amérique latine. Avant de tenter d’entrer sur le marché extérieur, il semble plus simple, en particulier pour les industries légères, de reconquérir le marché local. Cette méthode a aussi le mérite d’accroître de façon visible et rapide le niveau de vie de la population par la production de vêtements, de quincaillerie, de boissons, de véhicules légers, etc. Le Japon ne s’est-il pas servi d’une stratégie semblable, au moment de son décollage économique, en reprenant aux Anglais le marché du textile et du vêtement? Cette politique de substitution a pourtant ses limites, surtout pour les nombreux pays en développement dont la population est relativement peu élevée. N’oublions pas que le Japon comptait 40 millions d’habitants vers 1870, ce qui le plaçait sur un pied d’égalité avec les pays industrialisés de l’époque. Ce n’est pas le cas des pays d’Amérique centrale aujourd’hui, par exemple. Créer dans chacun de ces pays un éventail d’industries légères signifierait pour eux perdre les avantages de la spécialisation. Pour rendre ces industries plus efficaces, sans renoncer à la stratégie de substitution des importations, il faut que ces petits pays s’associent dans une union douanière.

Les exemples de telles unions ne manquent pas. Le marché commun d’Amérique centrale permet à ses signataires de cesser d’importer certains biens de l’étranger tout en se spécialisant. Chacun de ses cinq membres peut, par exemple, se voir attribuer la production d’un bien différent qui sera vendu dans l’ensemble de l’union. Les pays d’Amérique centrale pourraient donc s’approvisionner en matériel de bureau au Costa Rica, en tissus au Salvador, en bicyclettes au Honduras, en bière au Guatemala et en outils au Nicaragua.

Malgré son aspect un peu protectionniste, puisqu’un mur tarifaire est établi avec le reste du monde, on peut reconnaître certains avantages à ce type d’union douanière. Premièrement, la main-d’œuvre non qualifiée est abondante et bon marché dans les pays en développement. L’utilisation de cette main-d’œuvre, souvent en chômage, ne peut être vraiment considérée comme étant une mauvaise affectation des ressources. Deuxièmement, les industries légères mises sur pied peuvent servir de point de départ à une industrialisation plus poussée, en générant les compétences, l’entrepreneurship et l’épargne nécessaires. En dépit de ces avantages et des nombreuses tentatives d’union douanière, aussi bien en Amérique latine qu’en Afrique et en Asie, les résultats demeurent limités. Les problèmes de transport et d’infrastructure, ainsi que les rivalités politiques et culturelles, ont souvent été des obstacles de taille.

 

Exercices

L’union douanière

L’union douanière constitue-t-elle un pas vers la libéralisation du commerce mondial ou, au contraire, un pas vers le protectionnisme?

 

2. Les gains et les pertes de l’union douanière

Les questions suivantes portent sur le modèle étudié dans la section 6 du chapitre. Il s’agit du marché de la bière en fût : les prix sont en francs français et les quantités en milliers de fûts.

Avant l’union douanière:

a) Tracez les trois courbes suivantes sur un graphique:
Offre (France) : P = Q
Demande (France) : P = 120 – Q
Offre (monde, y compris l’Allemagne, avec un tarif de 10) : P = 50

b) Quelle est la quantité de bière en fût consommée en France, et quelle est la quantité importée?

La France et l’Allemagne s’associent dans le cadre d’une union douanière et abolissent leurs tarifs mutuels:

c) Tracez la nouvelle courbe de l’offre de l’Allemagne sur le graphique.

d) Quelle est maintenant la quantité de bière en fût consommée en France, et quelle est la quantité importée d’Allemagne?

e) À combien se chiffre la baisse du prix de la bière en fût en France par suite de l’union douanière avec l’Allemagne?

f) L’union douanière a-t-elle occasionné une création ou un détournement d’échanges pour l’économie mondiale?

 

Corrigé

1. L’union douanière

L’union douanière favorise le commerce entre les membres grâce à la suppression des barrières commerciales. En ce sens, elle accroît le commerce et la spécialisation internationale : c’est un pas vers la libéralisation du commerce mondial.

Par contre, l’union douanière peut parfois favoriser un producteur relativement peu efficace qui serait membre de l’union, au détriment d’un producteur plus efficace, mais étranger à l’union. Il s’agit alors d’une forme de protectionnisme, puisque le commerce international entre l’union et le reste du monde se trouve ralenti. En somme, l’union douanière peut être considérée à la fois comme un pas vers la libéralisation du commerce dans la zone même, et comme un pas vers le protectionnisme vis-à-vis de l’extérieur.

 

2. Les gains et les pertes de l’union douanière

Les événements se passent manifestement avant la fondation de l’Union européenne (dont la première version date de 1958) et donc avant l’euro (créé en 1999), c’est pourquoi la devise utilisée ici est le franc français.

a) Voir le graphique ci-dessous.

b) Le point d’équilibre en économie protégée est le point C. Le prix de la bière est de 50 FF, la quantité consommée en France est de 70 milliers de fûts (point C) et la quantité produite localement est de 50 milliers de fûts (point B). Les importations s’élèvent donc à 20 milliers de fûts.

c) Voir le graphique ci-dessus.

d) Le point d’équilibre en union douanière avec l’Allemagne est le point E. Le prix de la bière est de 40 FF, la quantité consommée en France est de 80 milliers de fûts (point E) et la quantité produite localement est de 40 milliers de fûts (point D). Les importations s’élèvent maintenant à 40 milliers de fûts.

e) Le prix de la bière a baissé de 10 FF passant de 50 FF (point C) à 40 FF (point E).

f) L’Allemagne est efficace dans la production de bière (puisqu’elle fait partie de la courbe d’offre mondiale). La France est relativement inefficace. L’union douanière fait en sorte que la France (pays inefficace) cède une partie de la production à l’Allemagne (pays efficace). L’Allemagne fait aussi des gains face aux autres pays aussi efficaces qu’elle (dans ce cas l’effet est neutre). Au total, une partie de la production de bière a été transférée d’un pays inefficace à un pays efficace : il y a création d’échanges.

 

© Supplément à Relations économiques internationales, 4e édition, Renaud Bouret, Éditions Chenelière Éducation, Montréal