Deux semaines avant le départ du président Obama de la Maison-Blanche, les grands médias américains, aussitôt relayés par leurs confrères des autres pays occidentaux, font état d’une excellente nouvelle pour les travailleurs : il s’est créé pas moins de 156 000 emplois aux États-Unis en décembre 2016! Les communiqués des mois précédents signalaient d’ailleurs des performances comparables. Apparemment, l’économie américaine est sur la bonne voie.
Deux mois plus tôt, Donald Trump remportait l’élection présidentielle à l’étonnement général, en récupérant notamment le vote ouvrier des États des Grands Lacs. Comment expliquer la volte-face de cet électorat traditionnellement démocrate, alors que le marché du travail semblait si florissant? Les travailleurs ne lisent-ils pas le New York Times et le Washington Post? Se laissent-ils égarer par les « fausses nouvelles » de la presse marginale, voire par une puissance étrangère?
Pour y voir plus clair, nous vous proposons ici quelques données sur l’évolution du marché du travail depuis la récession de 2008 (ce qui correspond approximativement aux deux mandats du président Obama). Nous baserons nos comparaisons sur l’année 2007, qui précède immédiatement la récession. Nous nous appuierons sur les données officielles du Bureau of Labor Statistics (BLS) des États-Unis.
Nous constatons d’emblée que les données du BLS diffèrent sensiblement de celle des grands médias. L’enquête sur les ménages indique en effet que le nombre de travailleurs occupant un emploi n’a augmenté que de 63 000 en décembre 2016. Étant donné que la population américaine en âge de travailler s’est accrue de 202 000 pendant la même période, cela paraît plutôt modeste. Normalement, 63 % de ces 202 000 nouveaux arrivants sur le marché du travail, soit 127 000 personnes, auraient dû obtenir un emploi (63 % correspond au taux d’emploi de 2007, avant la crise). Il est difficile de parler de reprise économique lorsque la création d’emploi est insuffisante, et de loin, pour absorber la nouvelle main-d’œuvre disponible.
Comment concilier les données médiocres du gouvernement américain avec les chiffres triomphalistes des grands médias? Il faut tenir compte d’un petit stratagème statistique. Les entreprises ont bien créé 156 000 emplois en décembre 2016 (notamment des emplois à temps partiel), mais il se trouve également que, pour joindre les deux bouts, de nombreux travailleurs américains occupent plusieurs emplois. C’est pourquoi le nombre de personnes employées n’a augmenté que de 63 000. Si on s’intéresse aux gens en chair et en os, et non aux emplois eux-mêmes, c’est le chiffre décevant de 63 000 qu’il faut retenir. L’astuce journalistique permettant d’enjoliver la situation aura sûrement échappé à plus d’un lecteur!
Ce petit détail étant réglé, penchons-nous à présent sur l’évolution du marché du travail américain entre 2007 et 2016. La figure ci-après montre que la population en âge de travailler augmente de 21,7 millions pendant la période. Sur ce total, on compte 6,1 millions de nouveaux actifs et 15,6 millions de nouveaux inactifs. La plupart des nouveaux actifs occupent un emploi (5,4 millions), et le reste se retrouve au chômage (0,7 million).
Ces chiffres ont de quoi surprendre. Aux États-Unis, comme dans bien des pays modernes, la population adulte se répartit en gros de la façon suivante : deux tiers chez les actifs (ceux qui travaillent ou cherchent du travail) et un tiers chez les inactifs (ceux qui sont aux études, à la maison ou à la retraite). Or, entre 2007 et 2016, près des trois quarts des nouveaux adultes se classent parmi les inactifs.
Nous nous sommes basés sur les proportions de 2007 pour calculer l’accroissement attendu du nombre de personnes employées, de chômeurs et d’inactifs entre 2007 et 2016 (figure ci-après). On constate que 8,2 millions d’emplois manquent à l’appel, tandis qu’il y a 8,2 millions d’inactifs de trop. C’est ce qu’on appelle le chômage déguisé. En 2016, soit huit ans après la récession, le marché du travail des États-Unis est loin d’avoir récupéré le terrain perdu. Il s’agit d’un phénomène inédit depuis la dépression des années 1930! Si la chose n’a pas été rapportée dans les grands journaux, elle n’a peut-être pas échappé aux travailleurs américains, qui se trouvent à exercer aussi la fonction d’électeurs.
En toute justice, il faut à présent nuancer le portrait que nous venons de faire. Après tout, il n’est pas impossible que le taux d’activité se mette à baisser, au fil des années, ne serait-ce que parce que la population vieillit. La figure ci-après nous montre l’évolution de ce taux au cours du dernier demi-siècle. Jusque dans les années 1990, on observe une hausse soutenue, reliée principalement à l’augmentation du nombre de femmes au travail. Le taux d’activité plafonne ensuite, pour connaître une baisse modérée à partir de l’an 2000. Puis, à partir de la récession de 2008, on constate un plongeon brutal de ce taux. Il n’est pas raisonnable d’attribuer cette dégringolade au vieillissement de la population (après tout, il faut quelques bonnes décennies pour transformer des jeunes gens en vieillards). Tant que le taux d’activité ne sera pas remonté à un niveau convenable (disons autour de 65 %), on pourra considérer que le chômage déguisé occasionné par la crise de 2008 n’a pas encore été résorbé.
Renaud Bouret
(Janvier 2017)