Paul Krugman, professeur d’économie à l’Université de Stanford, aime bien bousculer les idées à la mode sur la soi-disant nouvelle économie mondialisée. Selon le discours dominant, la productivité, la compétitivité, la valeur ajoutée, etc. sont devenues d’une importance vitale dans cette « nouvelle économie ». Mais Krugman rejette ces clichés, soit parce qu’ils contredisent la logique même du commerce (telle qu’énoncée dans la loi des avantages comparatifs), soit parce qu’ils n’ont rien de nouveau et qu’ils ne font qu’enfoncer des portes ouvertes.
Nous présenterons d’abord un pot-pourri des idées reçues, tel que concocté par Krugman, avant de passer en revue, à notre manière, les arguments de cet économiste lui aussi très à la mode.
« (1) Il faut définir un nouveau paradigme économique parce que l’Amérique fait aujourd’hui partie d’une économie véritablement mondiale. (2) Pour conserver son niveau de vie actuel, l’Amérique doit aujourd’hui apprendre à soutenir la concurrence sur un marché mondial toujours plus difficile. (3) C’est pourquoi il est devenu essentiel d’obtenir que la productivité et la qualité des produits soient maintenues au niveau le plus élevé possible. (4) Nous devons orienter l’économie américaine vers les secteurs à forte valeur ajoutée (5) qui créeront les futurs emplois. (6) Et la seule façon de devenir compétitifs dans la nouvelle économie mondiale est de forger un nouveau partenariat entre le gouvernement et le monde des affaires. »
[Source : Paul Krugman, La mondialisation n’est pas coupable, Paris, La Découverte & Syros, 2000.]
Voilà quelques lignes qui semblent dire à peu près la même chose que les flots de paroles des grands de ce monde, que ceux-ci proviennent des milieux politiques, industriels ou intellectuels. Il suffit en fait de remplacer le mot Amérique par le nom de notre pays pour entendre résonner la voix familière de nos dirigeants.
Examinons de plus près les arguments proposés.
- 1. Sur le plan purement économique, le commerce permet simplement d’augmenter la productivité (et le niveau de vie moyen) par une meilleure utilisation des ressources productives. Dans ce sens, le commerce international n’est pas différent du commerce national, provincial, local, municipal ou interplanétaire. Il n’y a donc pas de nouveau paradigme (mot pompeux signifiant simplement « modèle »), d’autant plus que le degré d’ouverture de l’économie américaine est encore loin d’approcher celui de l’Angleterre du XIXe siècle.
- 2. Il ne peut y avoir de concurrence absolue au niveau mondial, puisque le commerce est fondé sur les avantages comparatifs. Le commerce n’est pas une dispute pour les meilleurs fauteuils, mais une rencontre entre deux partenaires qui y trouvent leur intérêt. D’ailleurs, le but du commerce international a toujours été d’importer et non d’exporter. « Il faut exporter parce que ceux qui fournissent nos importations ont le mauvais goût d’exiger d’être payés », dit Krugman.
- 3. La hausse de la productivité est la condition nécessaire et suffisante pour la hausse du niveau de vie. Peu importe que nous avancions plus vite ou moins vite que nos concurrents : notre niveau de vie augmentera au rythme de notre productivité, point à la ligne.
- 4. Si nos industries s’orientent vers des secteurs à forte valeur ajoutée, tant mieux. Mais la spécialisation ne peut être avantageuse que si elle s’appuie sur les avantages comparatifs. « Est-ce que le pays le plus pauvre serait plus riche s’il essayait de reproduire la spécialisation de l’autre? », s’interroge Krugman. Cela dit, il n’est pas bête de vouloir orienter l’économie vers les secteurs à forte valeur ajoutée, en développant des infrastructures éducatives et industrielles, par exemple.
- 5. Selon l’idée reçue, le protectionnisme nuit à l’emploi tandis que l’expansion des exportations a l’effet inverse. C’est pourquoi certains chefs d’État organisent des tournées économiques à travers le monde sous les projecteurs des médias. Là encore, c’est se moquer de la logique économique la plus élémentaire (et de la population). En réalité, le niveau de l’emploi d’un pays dépend, à long terme, de la structure du marché du travail et, à court terme, du niveau global de la demande. Les exportations mondiales ne peuvent augmenter que si les importations en font autant! La spécialisation ne se construit jamais à sens unique. La politique commerciale n’a de sens que si elle améliore cette spécialisation et non si les exportations augmentent de façon aveugle.
- 6. Le principe selon lequel l’État devrait établir un nouveau partenariat avec les entreprises nationales complète ce mélange de propositions qui se réclament en même temps du libéralisme et de l’interventionnisme économiques. Tout d’abord, on devrait se demander si les intérêts des entreprises nationales coïncident avec ceux de la population. Par ailleurs, la concurrence se fait en premier lieu entre ces entreprises et non pas avec le reste du monde. On peut favoriser certaines branches de l’économie (télécommunications, recherche, hygiène, éducation, etc.) à cause des retombées positives qu’elles génèrent, mais cela est aussi vrai en économie fermée qu’en économie ouverte.
En conclusion, le principe des avantages comparatifs n’est ni une loi divine qui soumet le citoyen à l’économie, ni une explication totale d’un phénomène éminemment complexe. Cependant, il apporte un puissant et indispensable éclairage à la compréhension des mécanismes du commerce, dans un domaine où le simple bon sens est généralement aveugle. La position de Krugman est paradoxale dans la mesure où c’est lui qui, au milieu des années 1980, avait remis en question le principe des avantages comparatifs dans le cas des industries à rendements d’échelle croissants. Depuis, Krugman est revenu à une vision plus orthodoxe du commerce international.
© Supplément à Relations économiques internationales, 4e édition, Renaud Bouret, Éditions Chenelière Éducation, Montréal